Entretien avec Amaury Bouhours – Chef du restaurant Le Meurice – Alain Ducasse

Publié le 13 mai 2025
5 minutes
  • Art de vivre

Amaury Bouhours

Interview Amaury Bouhours
Chef du restaurant Le Meurice - Alain Ducasse

Chef auréolé de deux étoiles Michelin au restaurant Le Meurice-Alain Ducasse, Amaury Bouhours bouscule les codes de la gastronomie moderne. Rencontre.

Propos recueillis par Katia Kulawick-Assante

Racontez-nous votre trajectoire jusqu’au 228, rue de Rivoli ?

Amaury Bouhours : Je voulais faire quelque chose de mes mains, me plonger dans l’univers de l’artisanat. Je suis hyperactif, je n’aime pas être assis et c’est très compliqué pour moi de rester concentré. Mon père rêvait d’être cuisinier : Je me suis dit que j’allais me lancer dans cette voie. L’occasion de rester à l’école pour lui faire plaisir et… d’avoir la paix.

 

C’est un arrangement, donc, au départ…

A.B. : Pour me la couler douce, oui. Cela dit, l’alimentation était une priorité dans notre famille, on a toujours aimé bien manger. Le reste, c’était secondaire. Mon père m’a appris la valeur de l’argent : A 16 ans, j’ai commencé à faire la petite main, le week-end, chez notre boucher. Je nettoyais, ramassais le gras, épluchais des viandes, préparais des pâtés et saucisses. Ça m’a plu. C’était presque amusement. J’apprenais des choses et à la fin de la journée, en plus, j’étais payé. J’ai fait mon stage de fin d’étude de l’école hôtelière de Soissons au restaurant Louis XV à Monaco. Jusque-là, il n’y avait que les équipes de salle qui allaient à Monaco, mais moi, je voulais travailler en cuisine sous l’égide d’Alain Ducasse à l’Hôtel de Paris – que rêver de mieux ? J’y ai eu comme un coup de cœur. Pas pour la destination, le luxe et les belles voitures mais pour l’organisation, la rigueur de la cuisine. J’en avais besoin, surtout à cette époque. J’ai eu une bonne éducation mais j’étais turbulent à l’école. En cuisine, personne ne discutait, tout était ordonné, structuré, cadré, c’est exactement ce qu’il me fallait. Les chefs – Pascal Bardet avec Franck Cerutti – m’ont demandé de rester. De mon côté, j’ai demandé à aller à Paris, auprès de mon frère. Je rêvais de travailler au Plaza Athénée, et il y a eu une opportunité.

 

A Nous Deux Paris ! Depuis, vous avez enchainé les tables étoilées et les palaces…

Je suis passé par le restaurant Lasserre pendant deux ans, entre le Plaza Athénée et Le Meurice, et j’ai travaillé dans des chalets et villas privées, mais je trouvais que seul, même bon cuisinier, il me manquait quelque chose. Je suis curieux et j’ai toujours besoin d’apprendre. Chez Lasserre – en tant que sous-chef -, j’ai appris la structure, la gestion, le management, l’approvisionnement, tous ces aspects qui paraissent anodins avant de tenir le rôle de chef. Tout le monde veut être chef, mais c’est un autre métier : au-delà de bien faire la cuisine, il y a la gestion du personnel, le côté social qui est hyper important, l’approvisionnement, etc. L’hôtel est un lieu très différent d’un restaurant indépendant, parce que la structure n’est pas la même. Au Meurice, on a la chance d’avoir les plus beaux produits – au sens large- : l’art de la table, le décor, l’approvisionnement, et c’est ce qui me plait. Pour moi, c’est tous les jours Noël ici. Tout est fait pour donner le maximum au client.

 

Comment définissez-vous votre cuisine au Meurice ?

Alain Ducasse donne la trame. Il est le tronc d’arbre quand nous sommes les feuilles, on est là pour s’ouvrir, s’épanouir et créer quelque chose de différent, surprendre et continuer de faire évoluer le restaurant. Bien-sûr, il faut avoir son identité et sa vision. J’ai été formé dans la galaxie des chefs d’Alain Ducasse et j’ai eu la chance d’avoir été l’adjoint de Jocelyn Herland, en arrivant au Meurice. Il donnait la ligne directrice et j’étais dans la partie Recherche & Développement. Quand il est parti, Alain Ducasse et la direction de l’hôtel m’ont proposé sa place. C’est arrivé un mercredi. Le samedi, le gouvernement fermait les restaurants à cause du Covid. Ce moment clé m’a permis de travailler à ce que je voulais faire vraiment – ce qu’on n’a jamais le temps de faire dans la vie quand on reprend un tel poste. J’avais 31 ans quand j’ai repris les cuisines du Meurice et je suis en charge de toute la restauration de l’hôtel. Et c’est un gros paquebot, Le Meurice. Le retour du circuit court, la mise en avant des producteurs, cuisiner à la maison, faire son pain était devenu une nouvelle norme et je me suis dit, il faut qu’on raconte notre lien avec les producteurs. J’ai poussé un peu plus loin le curseur sur le sourcing. J’ai été voir les producteurs, je me suis rapproché des pêcheurs, maraichers, vignerons – mais ça ne peut pas être la ligne directrice, car, normalement tout le monde devrait faire ça. J’ai accentué les aspérités, des marqueurs tranchés dans le goût : acide, amer, iodé, fumé, etc. J’ai axé la carte sur le goût. J’ai voulu être moins démonstratif techniquement et plus gustativement. Ce qui marque les gens, c’est le goût, le souvenir d’un plat.

 

Cela va aussi avec une simplification des intitulés de la carte…

Oui, on a retiré le côté pompeux. Avec Olivier Bikao comme directeur de salle, et à la pâtisserie Cédric Grolet – qui était déjà au Meurice-, on s’est retrouvé avec une équipe de trentenaires, une envie de renouveau et de légèreté, dans un palace qu’on pourrait voir parfois un peu vieillissant. Dans ce décor classé, immuable, il fallait qu’on apporte un nouveau tempo, un nouveau rythme.

 

Vous travaillez en étroite collaboration avec des sourceurs, expliquez-nous ?

Les gens s’imaginent que le chef va faire le marché le matin puis passe en cuisine… J’aimerai tellement mais il n’y a pas assez de 24H dans une journée ! On va voir les producteurs de temps en temps, mais pour être honnête, on ne peut pas y aller tous les jours. Ce qui explique qu’on a des sourceurs qui nous approvisionnent tout au long de la semaine. Y compris pour des produits spécifiques, si on cherche une graine, un légumineux en particulier, de l’aloe vera… Evidemment, ils doivent suivre mon cahier des charges : pour moi, le territoire d’approvisionnement est la France. Le local c’est très bien, mais faire pousser des légumes sur du béton – même si c’est super dans l’absolu – il y a du pour et du contre. Pour moi, les endives sont plantées dans le nord, les asperges dans le sud, les artichauts en Bretagne, on ne choisit que des avocats de Corse ou de Provence. Pour le sourcing maritime, j’ai une préférence pour les poissons de l’Atlantique avec l’eau un peu plus froide, la chair un peu plus ferme et un territoire de proximité -on est à 2H de la Normandie, 3-4h de la Bretagne. Le côté humain est important aussi : j’ai passé des heures au téléphone avec les producteurs. C’est un lien social mais aussi un apprentissage. Et j’en apprends chaque jour. On n’est jamais à l’abri d’une idée reçue. Par exemple, les citrons peuvent être non traités « après récolte », mais quid de l’avant ? Ma philosophie est d’utiliser le produit au meilleur moment de l’année. J’ai eu la chance de travailler la naturalité avec Romain Meder et Emmanuel Pilon à Monaco, avec beaucoup de fermentations. Je m’en sers pour faire de la conservation, c’est-à-dire fixer le produit quand il donne le meilleur de lui-même, et ainsi s’en servir tout au long de l’année dans des condiments et sauces.

 

Est-ce évident de mettre en forme une carte qu’on a rêvée ?

Au Meurice, on fait une cuisine traditionnelle française – et j’aime ajouter – actuelle, avec des classiques, remis au goût du jour. On fait un menu en 5 ou 7 temps où les gens ont le choix, un peu comme à la carte. Mon rôle est de créer quelque chose de nouveau, d’apprendre, de comprendre, de diversifier la carte. La créativité, ce n’est pas si simple. J’ai la chance d’être accompagné par mon adjoint, Dimitri Coly, qui travaille depuis 11 ans au Meurice, et avec qui nous avons développé des liens fraternels. Je suis en quelque sorte le directeur artistique et de la création, je donne les pistes, mais ce qui m’intéresse, c’est que tout le monde grandisse en cuisine, pas seulement de créer un plat et donner la fiche technique aux équipes. Un nouveau plat commence toujours de la même façon : je goûte des produits, j’ai des idées, des fois ça marche, des fois pas, je fais des associations et après tout le monde est mis à contribution et est investi dans le projet.

 

C’est une œuvre collective finalement…

Totalement.

 

D’où vient votre inspiration culinaire ?

Le voyage est intéressant parce qu’il ouvre à d’autres cultures. Dans la gastronomie française, on se rend compte qu’il y a beaucoup de produits qui ne sont pas originaires de notre territoire : La découverte des Amériques, la route de la soie avec les épices, l’influence de Catherine de Médicis… La choucroute, par exemple, est arrivée avec l’envahissement des Huns en Gaule, même si on a amélioré la recette au fil des siècles, et ainsi chaque région a développé son identité. Quand je voyage, je m’intéresse beaucoup aux techniques, aux goûts, à tous ces détails qui font une identité culinaire. J’ai tendance à travailler des produits français mais à picorer des idées dans les cuisines du monde. Par exemple, on a un barbecue japonais et j’adore travailler avec le feu, ce côté primitif des cuissons permet des aspérités uniques. Une carotte doit-elle être parfaitement orange dans l’assiette ? Si on doit la faire bouillir dans l’eau pour conserver son aspect, elle n’aura plus aucun goût. Je préfère une carotte cuite au sautoir, avec de l’huile d’olive et du sel, caramélisée par les sucs.

 

Vous êtes un vrai passionné de l’histoire de la cuisine…

Je collectionne les livres de cuisine. Notre génération est centrée sur les réseaux sociaux et le digital, mais le papier laisse une trace dans l’histoire. J’ai récemment fait un livre, « ADN : Ducasse » (Ducasse Editions) avec Jean-Philippe Blondet (chef d’Alain Ducasse at The Dorchester à Londres) et Emmanuel Pilon (chef du Louis XV à Monaco).

Que ce soit des biographies de chefs ou l’histoire de la gastronomie, la recherche autour du produit, je trouve ça passionnant. Ce n’est pas la recette qui m’intéresse dans un livre, ce sont les petits détails : Découvrir que dans la cuisine libanaise, on fait torréfier les épices avant. L’histoire m’a toujours passionné, même à l’école. La culture, c’est important. Dans les cuisines du Meurice, tous les vendredis, un membre de notre équipe fait un exposé sur la gastronomie. Le thème est libre, ça peut être sur un chef, un produit, etc. On a aussi un rôle de transmission, d’éducation. Les chefs qui m’ont précédé l’ont fait et je me sens dans l’obligation de le faire. Sans donner de leçon, ce moment est l’occasion de se raconter des choses intéressantes, on apprend, on partage.

 

Quel est votre lien avec Paris ?

Je suis né à La Garenne-Colombes, mon père est parisien. Mes parents sont nés à Paris, mes grands-parents à Neuilly et Issy-les-Moulineaux. Lorsque ma mère est décédée, mon père a déménagé à Compiègne, dans l’Oise, pour refaire sa vie. J’ai grandi en Picardie de 10 à 18 ans. Et puis, je suis revenu à Paris. Je suis amoureux de cette ville. J’y suis vraiment bien. Des fois je la trouve chaotique. Et puis, je pars en voyage, et quand je reviens, je me dis ‘wow, c’est beau Paris’. L’architecture y est unique, du 1er au 20e arrondissement – sans compter que je suis fan du PSG depuis tout petit (rire). C’est une ville vivante, dynamique où il y a toujours quelque chose à faire. On n’a jamais le temps de s’ennuyer – c’est même des fois trop, comparé à la province, mais j’aime ce cadre de vie. Il y a une énergie folle à Paris, que ce soit dans la culture, la gastronomie ou le sport.

 

Si on vous dit « cuisine parisienne », qu’est-ce qui vous vient en tête ?

Les gens viennent en France pour manger une soupe à l’oignon, des escargots, un bœuf bourguignon, une blanquette de veau, toute cette gastronomie très parisienne. Les bistrots, brasseries, les bars. J’ai toujours connu le café du matin au comptoir, avec mon père qui lisait le journal. Le PMU où les gens viennent toute la journée, la terrasse l’après-midi, c’est très parisien et c’est unique. Même si beaucoup de choses ont changé, cet aspect populaire du café redevient tendance d’une part pour une question de pouvoir d’achat, de l’autre pour le côté social – parler au serveur ou à son voisin. La gastronomie, au sens large, c’est l’image de Paris. Ce melting-pot de cultures, d’horizons, de diversité est incroyable. C’est parisien et au-delà, c’est la France. Si la France elle est ce qu’elle est aujourd’hui dans son offre culinaire, c’est grâce à cette diversité sociale et culturelle, c’est ce qui a fait notre force et notre richesse. On devrait s’en servir dans le reste de la société. Car c’est ce que je vois dans ma cuisine. A Paris, on peut manger un couscous, une grillade, un ceviche, des sushis, un kebab, un burger ou un tikka masala – même s’il y a trop de restaurants italiens (rire). Je plaisante – j’adore l’Italie.

 

Allez-vous au restaurant à Paris ?

J’adore aller au restaurant avec mon frère. Pas pour comparer nos cuisines, car chaque chef a sa propre philosophie, mais pour des visites amicales. J’adore le côté grande famille qu’est la restauration. Le principal, c’est de prendre du plaisir, de passer un bon moment.

 

Quel est votre plat préféré, au Meurice et ailleurs ?

A notre carte, le veau maturé avec sauce végétale au barbecue. Ailleurs, je pense à un plat d’Alan Taudon à L’Orangerie, l’écrin du Four Seasons Paris – George V, qui m’a marqué : une daurade & courgettes au piment jalapeno, tout en simplicité, qui a du goût et du percutant. Wow. A chaque fois que j’y vais, j’ai toujours autant d’émotion. Alan Taudon est un très grand cuisinier.