Entretien avec Bénédicte Epinay
Interview Bénédicte Epinay
Par Katia Kulawick-Assante
Comment est né le salon Les De(ux) mains du luxe ?
Chaque année, je demande aux maisons qui font partie du Comité Colbert quelles sont leurs préoccupations. En 2022, la problématique RH est arrivée en tête, avec un problème majeur de recrutement des artisans. Le contexte : sortie de confinement, ventes en plein boom et besoin de production, mais les maisons ont du mal à trouver des artisans, à recruter, à les garder. Je découvre que la moyenne d’âge dans les ateliers est autour de 55 ans, et que très rapidement, avec les départs à la retraite, le renouvellement des équipes va poser problème. De plus, on a du mal à attirer les jeunes sur ces métiers, contrairement aux adultes en reconversion, surtout en sortie de Covid, parce qu’ils trouvent dans le fait de fabriquer de ses mains, du sens. Nous planchons donc sur l’idée d’un événement autour de l’orientation des métiers de la main. Nous avons donc créé « Les De(ux) mains du luxe », un ce jeu de mot sur le « demain ».
Les premières éditions se sont tenues à la Station F – pourquoi ce choix ?
Je tenais à ce campus de start-up – le plus grand au monde – pour exacerber un contraste fort : planter les établis de métiers -prétendument du passé-, dans le lieu où se pense l’avenir. Au Comité Colbert, notre motto est « le luxe est le plus ancien secteur d’avenir », car même s’il a un pied dans le passé, ce sont réellement des métiers de demain. Le succès est immédiat parce que les visiteurs découvrent les stands de grandes maisons françaises – dont il voit les publicités dans les magazines – : ils peuvent s’installer à une table chez Chanel et broder, faire une petite pièce maroquinerie chez Hermès, avec la satisfaction de faire quelque chose de ses mains, de rencontrer les artisans, les DRH et voir les écoles qui forment à ces métiers. C’est très simple et très concret. On y a ajouté un cycle de conférences avec de masterclasses d’artisans ou de DRH. On a doublé les visiteurs en 2023. Et puis, on ne voulait pas être perçu comme un événement uniquement parisien, donc on a dupliqué l’idée en province en 2024 avec un événement à Lyon – en partenariat avec les Meilleurs Ouvriers de France, pour leur centenaire – et un à Cholet, arrimé au Carrefour de l’Orientation, avec 15 000 visiteurs en 2 jours et demi.
Que va-t-il se passer pour l’édition 2025, qui se tiendra du 2 au 5 octobre ?
Le salon revient à Paris, pour la première fois au Grand Palais, pour un moment fort parce qu’on va accueillir 32 grandes maisons, parmi les plus belles – Dior Couture, Dior parfums, Louis Vuitton, Chanel, Hermès, YSL beauté, Guerlain, JPG, Céline, Baccarat, Christofle, Saint-Louis… Quoiqu’on dise, c’est à Paris que se pense et se passe la création du luxe, même si la fabrication se fait parfois en province. Ce sera comme un gigantesque atelier récréatif où on pourra faire quelque chose de nos deux mains. C’est une expérience formidable pour les collégiens, notre cœur de cible pour les deux premiers jours, car les collégiens et lycéens ont désormais à leur agenda un « parcours Avenir » et les professeurs peuvent ajouter « Les De(ux) mains du luxe » à leur programme sur une demi-journée. On envoie aux écoles un kit d’activité – maths, histoire, etc. – à faire pour préparer leur venue. Je ne voulais pas d’un salon de l’étudiant où l’on pioche des prospectus, car les métiers du luxe doivent se vivre. On se rend tout de suite compte si on accroche ou pas avec des outils dans la main. Les marques proposent des activités immersives : chez Cartier, Van Cleef & Arpels ou Boucheron, on s’assoit à l’établi du joaillier, les parfumeurs tiendront des ateliers olfactifs, Lenôtre un atelier bûche, etc.
On se rend compte que l’activité, le travail manuel a disparu des petites classes et c’est dommage parce qu’on voit à quel point cela plait. Je suis heureuse que les lignes bougent en termes d’orientation : les métiers manuels ont été tellement dévalorisés, et malheureusement, encore trop souvent, en seconde, si on ne réussit pas, on menace l’élève de finir en C.A.P., comme si c’était une punition. Il faut que ce soit une voie choisie, et on peut très bien y dérouler des carrières formidables. Puis les 2 jours suivants, le weekend, ce sera ouvert au grand public, aux étudiants, aux familles, à tous et gratuitement. On y trouvera également les écoles – de parfums, gastronomie, d’art, bois, joaillerie, etc. On découvre à la fois les maisons qui recrutent et les écoles qui forment à ces savoir-faire, ce qui rend la visite très concrète. De plus, cette année, se tiendra dans l’amphithéâtre du Grand Palais, de 230 places, 4 jours de cycle de conférences, avec des intervenants des maisons et des écoles.
Racontez-nous le concept d’origine du Comité Colbert ?
C’est une association de Loi 1901 reconnue d’intérêt général, créé en 1954 à l’initiative du parfumeur Jean-Jacques Guerlain. L’idée de départ était de rouvrir les marchés à l’étranger, disparus avec la guerre et de promouvoir le luxe et l’art de vivre français. Parmi ses 15 membres fondateurs, il y avait déjà Dior, Hermès, Baccarat, Puiforcat – les maisons d’art de la table étaient très puissantes à l’époque. Il y avait également Le Bristol, car déjà, il y avait l’idée de la transversalité du luxe. Aujourd’hui, le Comité Colbert rassemble 14 secteurs différents (de la parfumerie à la joaillerie, de la mode à l’orfèvrerie, de la gastronomie aux vins et spiritueux en passant par le design, la musique ou la décoration), mais à l’époque, c’est assez novateur. L’idée de Jean-Jacques Guerlain pour rouvrir à l’export, est que tous les secteurs du luxe doivent se fédérer pour promouvoir l’idée qu’il existe un luxe et un art de vivre français, que toutes ces maisons incarnent, et qu’aucune ne peut prétendre incarner seule. Le Comité Colbert, c’est vraiment l’idée d’un collectif. 70 ans plus tard, nous existons encore, c’est la bonne nouvelle. L’autre bonne nouvelle est que toutes ces maisons, qui entre temps sont devenues des colosses mondiaux, éprouvent toujours l’impérieuse nécessité de se dire qu’ensemble on est plus fort pour représenter le luxe et l’art de vivre français.
Le but du Comité Colbert est toujours le même aujourd’hui ?
Oui. L’idée commune est toujours qu’ensemble, on doit promouvoir et sauvegarder cette imaginaire et cet héritage commun. Il s’exprime par ailleurs par la préservation des métiers d’art, des métiers de la main : c’est une de nos missions dans la promotion du luxe et de l’art de vivre français. D’autres missions sont venues s’agréger : on est une structure de lobbying, présente à Paris et à Bruxelles pour défendre et promouvoir le secteur sur la lutte contre la contrefaçon et pour la propriété intellectuelle, l’un de nos sujets d’influence – mais nous sommes aussi très influents sur le développement durable. Nous faisons de nombreuses études pour nourrir toutes nos maisons : sur ce que doit être le luxe demain, le lien entre l’intelligence artificielle et le luxe, son utilisation future, etc. Nous sommes force de proposition. Le comité Colbert est une forme de think tank. Il y a parmi nos membres des très grandes maisons, mais aussi de plus petites, moins équipées en veille stratégique pour réfléchir à demain.
Combien de maisons font partie du Comité Colbert et quels sont les critères de sélection ?
Nous comptons à ce jour 98 maisons et 18 institutions culturelles. On vient de faire rentrer Diptyque et Le Grand Palais. On a beaucoup de candidats chaque année et le processus pour intégrer le comité Colbert est assez lent et exigeant, donc tout le monde ne peut pas y entrer. Les critères officiels et publics demandent à ce que ce soit une maison française de naissance, en revanche, nous n’exigeons pas un actionnariat français parce qu’il y a beaucoup de maisons qui sont passées sous capitaux étrangers. Il faut que l’acte de création de collections se fasse à Paris ou en France. Nous ne faisons pas entrer de maisons en devenir : N’entrent à Colbert que des maisons installées avec déjà une très grande reconnaissance à l’étranger – car le comité exige de ses maisons qu’elles aient une part conséquente de leur chiffre d’affaires réalisé à l’étranger. On ne veut pas servir de marchepied pour une maison qui pourrait dire, j’ai un peu de mal à percer, j’adhère à Colbert et ensuite je vais conquérir les marchés.
Pourquoi avoir choisi le nom Colbert ?
En référence à Jean-Baptiste Colbert, ministre des finances de Louis XIV, qui a été le premier à décider, pour enrichir la France et son roi, de spécialiser le royaume en produits de très haute qualité et d’ouvrir des manufactures royales, devenues manufactures nationales. Il a été le premier à croire qu’une économie forte sous entendait une culture forte – on voit bien aujourd’hui qu’on se revendique toujours et plus que jamais, industrie culturelle et créative. Quand Jean-Jacques Guerlain réfléchit au nom de cette association, le nom de Colbert s’impose naturellement parce qu’on ne serait pas là aujourd’hui à discuter du leadership du luxe français si Colbert n’avait pas planté au XVIIe siècle, les jalons de cette industrie. Quand on regarde la carte de France des implantations de nos maisons, on se rend compte à quel point il y a toujours une corrélation avec les manufactures royales du XVIIe. On retrouve par exemple en région Rhône-Alpes, les grands soyeux : Colbert les installe à Lyon parce qu’il y a de l’eau et un terrain favorable, tout comme les grandes tanneries étaient dans cette région. Pourquoi Baccarat et les cristalliers sont dans le Grand Est ? Parce qu’il y avait d’importantes forêts qui fournissaient le bois des fours. Tout commerce a une logique de territoire.
Le Comité Colbert poursuit aussi des actions à l’étranger ?
Oui. L’an dernier, dans le contexte de la célébration des 60 ans des relations diplomatiques entre Paris et Pékin, nous avons installé à Shangaï une exposition autour du savoir-faire entre les artisans de nos maisons françaises et des artisans chinois d’exception – sur des savoir-faire comparables. Le Comité Colbert a un rôle de diplomatie culturelle : il fait rayonner la France par la culture, et non pas par l’économie. Cela peut être comparable au spectacle d’un corps de ballet qui emporte avec lui une part de la France en jouant à l’étranger ou au Louvre qui organise une exposition hors les murs. Je vous livre un scoop : en mai 2026 à New-York, la France et les Etat-Unis vont fêter 250 ans d’amitié et nous allons organiser un événement qui racontera l’histoire secrète des archives américaines de nos maisons, car toutes ont un lien avec les Etats-Unis– que ce soit un défilé, un produit, une égérie, etc.
L’artisanat de luxe est-il une spécificité parisienne ?
Paris est la ville par excellence de l’artisanat, de la mode, la ville de la création. C’est là que le cerveau imagine. C’est la ville des fashion weeks – la première au monde-, c’est là que tout se passe. Ça se fabrique ensuite dans les territoires – avec une couverture quasi parfaite en termes de manufactures-, mais la ville où tout se pense reste Paris, évidemment ! Et de très loin. Le monde entier nous envie Paris.
D’où vient cette corrélation entre le luxe et Paris ?
C’est un patrimoine qui s’est créé probablement à partir du XIXe siècle avec les premières expositions universelles. Il y a eu, sur la seconde moitié du XIXe siècle, cinq expositions universelles à Paris : C’est colossal ! Les étrangers venaient à Paris pour voir les nouveautés à l’exposition, mais aussi les élégantes, voir cette ville qui s’est éclairée au gaz avant toutes les autres, voir la tour Eiffel… A cette époque, Paris aimantait le monde entier et, en cela, elle a un peu ressuscité ce qui s’est passé sous Louis XIV, avec la construction de Versailles – commandé par Colbert. C’est un château avec un roi très curieux était très iconoclaste pour l’époque puisqu’il se bijoutait, portait des soies, des colliers et des talons hauts, se mettait du rouge à lèvres, se maquillait… C’était un roi extrêmement féminin qui attirait le monde entier à Versailles : Sa particularité par rapport à toutes les autres cours, c’est qu’on pouvait y entrer sans rendez-vous. Evidemment, il y avait un dresscode pour les hommes comme pour les femmes. Paris est magique grâce à cette riche histoire.
Paris est toujours l’origine du rêve en 2025 ?
A l’heure où l’on se parle, les hôtels et palaces font le plein. Je pense que l’effet Jeux Olympiques, plus l’effet Notre-Dame, est incontestable, on le voit bien quand on circule dans Paris. La magie est revenue et on ne peut que s’en réjouir.
www.lesdeuxmainsduluxe.com
Exemples d’ateliers participatifs ouverts au grand public durant Les De(ux) mains du luxe :
Bernardaud : atelier modelage en pâte de porcelaine et technique du garnissage
Manufacture de Sèvres : démonstrations et initiations aux techniques de garnissage, découpage, moulage-réparage, petite coulage, peinture
Mobilier national : démonstrations et initiations à la création et à la restauration
Pierre Frey : Impression de papier peint à la planche
Lenôtre : customisation des bûches de noël avec les chefs de la maison
Ritz Paris : Préparation de cocktail sans alcool au bar et visite virtuelle du palace grâce à une casque VR
Celine : peintures sur tranche, marquage à chaud, couture, pliage.
Yves Delorme : atelier de broderie à la main
Van Cleef & Arpels : découverte des métiers de polisseur, lapidaire et joaillier, et explication du serti mystérieux.
Bréguet : présentation du métier de guillocheur