Entretien avec Jeremy Pradier-Jeauneau
Interview Jeremy Pradier-Jeauneau
Par Katia Kulawick-Assante
Comment avez-vous découvert l’univers du design ?
J’ai grandi à Versailles et j’allais voir les jardins du château tous les weekends : l’allée des matelots, le Grand Canal, les Bosquets du Dauphin… Je crois que j’ai toujours été empreint de ces arts décoratifs. Ma sœur est historienne de l’art, experte en arts décoratifs, spécialiste de tapisserie. Je suis une fac d’histoire de l’art pour « copier » ma sœur, et j’ai la chance folle de faire un stage dans le cinéma et d’être embauché très vite comme producteur. Dans ma vingtaine, je chine beaucoup. Je me retrouve de moins en moins dans le cinéma. Je suis en couple avec le fils d’un brocanteur. Je vais avoir l’opportunité d’ouvrir un petit stand à Paul Bert-Serpette, au Marché aux Puces de Paris Saint-Ouen, en 2014, le commencement d’une aventure assez extraordinaire. Au début je fais ça en dilettante, mais l’activité va augmenter crescendo jusqu’en 2020, où je professionnalise l’affaire qui devient alors le cœur de mon activité.Installation de Jérémy Pradier-Jeauneau à l’Hôtel de la Marine à Paris du 3 au 21 septembre 2025.
Est-ce que vous avez travaillé sur des décors de cinéma ?
Pas du tout. En production, on s’occupe de tout, on est chef d’orchestre. J’aime le fait que le cinéma soit un art total –il y d’ailleurs un écho avec mon installation à l’hôtel de la Marine pour la Paris Design Week -. En réalité, les décors dialoguent avec les acteurs, les costumes, la musique, c’est la magie du cinéma. J’ai gardé ce goût-là de l’art total : Pour moi, le design est toujours en interaction avec quelque chose d’autre, toujours en dialogue avec autre chose, le patrimoine, le cinéma, la littérature…
Avec la vie…
Exactement. Pour moi c’est un design très vivant, performatif même parfois…
Que se passe-t-il ensuite dans votre carrière ?
En 2020, j’ai envie d’accélérer les choses. J’ai une vision assez précise de ce que je veux faire en tant que galeriste-éditeur et je vais mettre les moyens en place pour que ça puisse se réaliser : j’ouvre la première galerie à mon nom à Bordeaux, parce que j’y passe du temps pendant le confinement – les Puces étant fermées pendant presque un an. Ce sera mon laboratoire, c’est là que je vais imaginer ce que va être Pradier-Jeauneau.
Puis vous ouvrez votre galerie rue de Verneuil, à Paris ?
2024 est à la fois l’année du lancement de la collection Pradier-Jeauneau, la première collection de mobilier en tant que designer, et l’ouverture de la galerie éponyme, rue de Verneuil. Au fil des ans, notre lieu aux Puces s’était agrandi jusqu’à 5 stands. On en ferme quatre pour n’en garder qu’un seul – le plus beau pour moi -, sur 3 niveaux, avec une terrasse qui domine tous les Puces de Paris Saint-Ouen. C’est pour moi le stand iconique, ancré au cœur des Puces, celui qui m’avait toujours fait rêver en passant devant, et que nous avons acheté en 2023. Les Puces, c’est tous les weekends, du vendredi au lundi, et il y a toujours des surprises : On y rencontre toujours des nouveaux clients – c’est la beauté de ce métier-, parce qu’ils viennent aux Puces avant de venir à la galerie, un espace plus intimiste où je reçois exclusivement sur rendez-vous. J’aime aussi beaucoup le rythme des salons et j’ai la chance que le PAD – le premier salon de design créé en 1998, devenu un rendez-vous incontournable pour les collectionneurs, ndr– me fasse confiance en tant qu’exposant tous les ans à Paris et à Londres.
Vous dites avoir eu très vite une vision précise pour votre galerie, laquelle ?
Je ne suis pas sûr d’être un grand visionnaire du futur, je ne suis pas historien non plus, j’aime vraiment mon époque et j’aime les gens qui la dessinent, la questionnent. Cette vision du design contemporain français était en renouvellement de forme : j’avais le sentiment qu’on pouvait s’émanciper de l’héritage de Perriand et Prouvé pour chercher autre chose, pour réinventer notre tradition, tout en emportant l’histoire des arts décoratifs français pour les amener au XXIe siècle. J’avais aussi la conviction, découverte en devenant designer – je vous avoue que je découvre un peu tout ça en « faisant » au gré des opportunités -, que le design aujourd’hui doit être porteur de sens, à travers une histoire, un artisanat d’art, une fiction, une réflexion philosophique ou juste sur les moyens utilisés. Je pense qu’on en a vraiment besoin. J’avais cet instinct-là, que le renouvellement de la création contemporaine passerait par cette quête de sens. Je crois qu’aujourd’hui, on a de moins en moins de choses chez nous – je le vois chez mes clients-, quand on a envie d’avoir une belle pièce, ça s’apparente à un bijou, que ce soit une petite table chinée aux Puces ou un très beau canapé au PAD. On est de plus en plus dans le meuble bijou, ce qu’on appelle le collectible design.
En tant qu’éditeur, quel est le fil rouge de vos sélections de projets ?
J’aime être emporté dans un projet. Quand j’ai rencontré Isabelle Stanislas, je lui ai dit que j’adorais ses escaliers, elle est architecte, je rêvais qu’elle dessine un canapé comme elle dessine des escaliers. Avec Axel Chay – bien avant qu’il ne signe chez Monoprix -, à un moment donné j’ai vu sa maison à Marseille, sa femme, les enfants, j’ai compris ses références et ce qu’il avait envie de mettre dans le design. En 2025, la nouveauté du catalogue est Friedmann & Versace et elles aussi, m’ont vraiment emporté dans leur univers : elles aiment le XIXème siècle, la villa Kérylos… Ma mission d’éditeur, c’est de prendre toutes ces références, tout ce qu’elles aiment, pour l’emmener chez moi avec forcément, -quand je vous dis qu’on s’émancipe de l’héritage de Perriand et Prouvé –toujours une ligne claire, car c’est ce que j’aime. Mais je crois que la ligne claire et le minimalisme n’empêchent pas l’ornementation.
On est dans un mix des cultures chez Pradier-Jeauneau finalement…
Exactement, on est sur un dialogue perpétuel et c’est ainsi que j’ai bâti l’identité de la galerie. Aujourd’hui, chez moi, on peut acheter un banc rarissime de Charlotte Perriand de 1958 ou un tableau de la très talentueuse d’Anaïs Vindel, qui commence à être collectionnée à travers le monde. Cela a toujours été le cœur de mon identité, c’est ce qui a fait ma reconnaissance. J’ai la chance d’avoir des clients qui comprennent que les arts dialoguent.
Vous défendez aussi l’art contemporain, justement…
Oui. C’est vraiment comme ça que je suis entré aux Puces, pas en tant qu’antiquaire ou brocanteur – même si j’avais ce goût-là -, mais j’avais envie de défendre la création. J’ai une passion pour la reconstruction française – soit l’invention du confort moderne – et j’avais très envie que les pièces de 1944 dialoguent avec 2014, pour moi ça faisait sens.
Défendre des solutions responsables durables dans le design, c’est important quand on est éditeur ?
Oui, mais c’est très compliqué à résoudre. Je suis très sceptique sur les donneurs de leçons. Quand on se lance, on a une certaine ambition, mais on se confronte vite à la réalité avec le sujet du design responsable. Je ne voulais que du made in France, mais la réalité, c’est que tout est très cher. C’est difficile à tenir quand on est un petit acteur indépendant, que ce soit pour utiliser des matériaux renouvelables ou autre. On fait, on apprend en faisant. Mais tant que les grands acteurs ne bougent pas, on ne peut pas suivre. J’ai fait une consultation récemment pour une grande marque de luxe et c’est ce que je leur ai dit : tant que vous ne changez pas, que vous ne négociez pas avec vos fournisseurs un changement pratique, moi, tout seul, je n’ai pas les moyens financiers de réussir cette transformation. Pour y arriver, il faut que tous les acteurs, y compris les plus grands, décident de ce changement et que les indépendants suivent le mouvement. On a besoin de se parler pour voir comment on peut avancer, pour que le développement durable devienne une force de création et non pas une contrainte. Et c’est vraiment compliqué dans le contexte actuel. Mais je trouve génial qu’entre les idées du début, on évolue, on se confronte, on cherche des solutions, on réfléchit comment faire en termes de qualité et la qualité a forcément un prix.
Avec votre collection chez Monoprix sortie en juin et l’installation à l’Hôtel de la Marine pendant la Paris Design Week, vous ajoutez une corde à votre arc, celui d’artiste. Etait-ce une suite logique dans votre parcours ?
La vie est pleine de surprise. Je crois que j’ai toujours eu ça en moi, le côté artiste. J’écrivais dans mes années cinéma, j’avais monté une troupe de théâtre, un collectif, un magazine, j’exposais des photos, bref, je me suis toujours exprimé depuis mon enfance, de manière pluridisciplinaire. J’ai tout arrêté quand je suis devenu éditeur et galeriste, jusqu’à ce que je rencontre Cécile Coquelet, la directrice de créations de Monoprix – une magnifique rencontre humaine. Quand elle me dit qu’elle aimerait bien faire une collab’, je réponds que je vais contacter mes designers et elle me dit, non, « si je veux signer tes designers, je le ferai directement, je pense à une collection à toi. Ma première boss dans le cinéma, Agnès Vallée, m’a toujours dit ‘ce qui compte, c’est la qualité du projet’. Alors j’ai dessiné la collection en une semaine -sur des bouts de serviette-, ça a plu, et ça a donné la collection qui est sortie en juin chez Monoprix. De mon côté, ça a ouvert une porte que je n’arrive plus à refermer, celle de designer, ce qui m’a conduit à une autre collaboration avec la Maison Philippe Hurel. Je me suis rendu compte que je pouvais être galeriste, éditeur et designer-artiste, que c’est possible, que les choses cohabitent avec fluidité.
Comment est née l’idée de cette œuvre pour l’Hôtel de la Marine ?
J’en avais parlé y a plus d’un an à Pierre Gendrot, le coordinateur général de la Paris Design Week, car je rêvais de faire une installation artistique – mais c’était osé parce que personne ne me connaissait pour ça et il n’y avait rien sur quoi s’appuyer à part des idées. Je lui ai dit que j’adorais l’Hôtel de la Marine, le garde-meuble de la couronne, où pour la première fois, à partir de 1776, on va exposer des arts décoratifs et ouvrir les portes de cet hôtel, gratuitement au public, tous les premiers mardis du mois, de Pâques à la Toussaint. C’est révolutionnaire ! J’avais envie de rendre hommage à son histoire et faire le lien entre le XVIIIème et le XXIème siècle. L’Hôtel a été emballé, les Monuments Nationaux aussi, et c’est mon projet qui ait été retenu. C’est magnifique, je ne peux pas vous dire autre chose ! Le plus fou c’est qu’ils m’ont fait confiance en tant que designer-artiste sur la base de croquis – je n’avais pas grand-chose à montrer à part ma collection Monoprix. Depuis, on travaille d’arrache-pied avec les équipes pour être au niveau de la confiance qu’on a mis en nous. Je me suis dit aussi, quitte à avoir cette opportunité incroyable, profitons-en pour être libre, pousser les curseurs : J’espère créer la surprise, une forme de lâcher prise. Je cherche à ce que les gens soient emportés par ce labyrinthe.
Pouvez-vous nous décrire un peu plus en détail cette installation, qui mêle design contemporain, artisanat d’art et patrimoine ?
C’est une œuvre totale avec un côté Alice Au Pays des Merveilles, une œuvre immersive, un labyrinthe grandeur nature de 70m2 formé de rideaux, en référence au monde du théâtre. C’est une invitation à entrer dans le spectacle : Les rideaux en tissu Dedar, offerts par Mariaflora, sont magnifiques, et à l’intérieur, il y aura plein de belles surprises, notamment un partenariat avec Le Bon Coin qui m’a permis de chiner en ligne. Le labyrinthe commence dans la cour, puis continue en parcours dans l’escalier d’honneur, les salons d’apparat, jusqu’au balcon-loggia qui donne sur la Concorde. C’est une installation hors cadre, un vrai labyrinthe qui se jette dans les dédales de l’Hôtel, qui est lui tient du labyrinthe avec ses couloirs et passages. J’ai dessiné 10 pièces – sculptures, design – à découvrir le long de ce parcours, en partenariat avec les plus beaux ateliers, comme ce canapé conçu et dessiné par Phelippeau tapissier, ou encore la Maison Louis-Marie Vincent, spécialiste de la technique du carton-pierre, des artisans d’art magnifiques et puis des invités. Je garde ma casquette de curateur, j’aime ça et j’ai la chance de travailler avec des artistes comme Johanna de Clisson – que j’adore. Mon tempérament artistique est celui de la « bande » : j’aime les bandes autour de moi, le collectif, je trouve qu’il n’y a rien de plus beau pour affronter toute cette époque !
https://www.maison-objet.com/paris-design-week
PAD Londres, du 14 au 19 octobre 2025