Entretien avec Emmanuel Sauvage – Evok Collection
Carte blanche à Emmanuel Sauvage, Directeur Général du groupe Evok Collection
Le luxe reprend sa place originelle. Il y a eu une période où on a cru que le luxe pouvait être accessible : or, non, il faut remettre l’église au milieu du village, la volonté absolue du luxe est l’inaccessibilité, même si, paradoxalement, il devient aussi plus généreux pour servir sa cause. On peut désormais suivre les défilés couture sur les réseaux sociaux, découvrir davantage les coulisses. C’est une forme de générosité que de partager ce contenu, même si vous n’êtes pas cliente. Cela fait partie du rêve et si cela peut déboucher sur l’achat d’un rouge à lèvres, la mission sera accomplie.
Cela n’empêche pas les prix de flamber…
En termes de prix, il n’y a plus de limites. On attend du luxe qu’il incarne un rêve, un élitisme, une exclusivité. La différence entre le luxe et un produit de consommation cher se joue dans la qualité du produit et dans l’expérience client : Le luxe aujourd’hui repose sur du service, des bonnes manières, savoir bien recevoir, bien exposer ; la mise en scène des produits et l’accueil en magasin ou à l’hôtel sont essentiels. Il y a un protocole pour montrer le sac sous toutes ses coutures, de la bonne manière. Les vraies marques de luxe ont aussi à cœur de l’expérience client. Snober, ce n’est pas luxueux. Si la cliente doit attendre, on fera en sorte qu’elle ne s’ennuie pas. Le rituel est important. La boutique de sur mesure et haute couture de Balenciaga, avenue George V, a désormais pignon sur rue, on y accède sur RV tout comme à la boutique VIP de Chanel, dotée d’un service voiturier, dans un appartement. Chanel l’a réinventé pour offrir un espace privilégié à des gens qui ont envie de vivre l’expérience de la marque dans sa globalité, pas pour être au coude à coude pour acheter un sac. C’est aussi un nouveau croisement pour le luxe avec l’univers de l’hospitalité.
Quels sont les curseurs immuables de l’univers du luxe ?
Au-delà du respect du client, le luxe, c’est une façon d’être et de se comporter. C’est aussi respecter les gens qui travaillent pour la marque. Avoir des équipes heureuses d’accueillir les clients, avec les yeux qui pétillent, cela n’a pas de prix. Le luxe, c’est aussi l’intelligence. Ce n’est pas de servir des framboises ou des mangues au mois de décembre parce que le client l’exige. En fait, c’est tout sauf du luxe – désormais. On optera pour un potage avec légumes de saison produits dans la région. On n’a pas d’ananas en décembre à Paris, en revanche on a des marrons chauds, des mandarines, des noisettes et de délicieux navets produits en Ile de France. Le service, ce n’est pas d’avoir une réponse, c’est d’avoir LA bonne réponse, d’expliquer, d’orienter. C’est l’expérience « money can’t buy ». Et pour cela, comme le dit l’adage, l’argent ne suffit pas : C’est une conversation avec un maitre d’hôtel qui raconte une anecdote géniale ou suggère un livre. Ça n’a pas de prix et c’est ce qu’on retient en rentrant à la maison. C’est ça l’exceptionnel !
Plus fin qu’une loge au PSG, le luxe c’est de proposer une rencontre avec la personne qui s’occupe de la pelouse du PSG, le meilleur expert de gazon au monde, débauché de Wimbledon, que le club a fait venir à prix d’or et formé dans le plus prestigieux golf anglais. Le luxe, c’est l’expertise, c’est tout sauf de la supercherie, c’est l’honnêteté, l’authenticité, et que tout le monde se sente à l’aise.
Le lien avec la culture est-il une nouvelle donne pour le luxe ?
Le luxe doit être, selon moi, associé à l’éducation, donc à la culture. Ce n’est pas juste de l’argent qu’on vient dépenser. Ce n’est pas simplement mercantile. C’est d’autant plus important à Paris où il y a toujours eu des passerelles entre la mode et les artistes. Paris incarne la littérature, l’éducation, les références, l’art. L’objectif N°1 du luxe, ce que répète en permanence Bernard Arnault, c’est la fabrication de la désirabilité. Sauf que dans le luxe, ce désir doit être porteur de sens, enraciné dans du savoir-faire, pas simplement une attraction en mode fast-food, au contraire c’est un désir qui se construit à long terme et perdure dans le temps. La culture, ce n’est pas que de l’entertainment, c’est un peu intello, sans que ça fasse peur. Saint-laurent se lance dans le cinéma en produisant des films. Louis Vuitton a recréé des kiosques avec ses éditions chez les emblématiques bouquinistes sur les quais de Seine. Chanel a choisi de défendre la philosophie. Tout cela se passe à Paris, et pourtant, ce sont des marques installées partout dans le monde. Pour moi, c’est un nouveau chapitre entre la culture et le luxe.
Fini le cocktail mondain pour lancer un sac…
Non, il faut apporter du fond. C’est un plaisir de voir l’intérêt pour les talks et conférences créées par des marques de luxe qui vont au-delà de l’exposition d’un nouveau sac autour d’un cocktail. Miu miu a fait récemment des conférences très intéressantes, « Tales & Tellers » autour des femmes au Palais d’Iéna. Le luxe doit offrir des expériences que l’argent ne peut pas acheter, encore une fois « money can’t buy ». Pour moi, le nouvel accessoire de luxe, c’est le livre ! Il reprend ses titres de noblesse ; la lecture demande du sens, de la réflexion, s’oppose au culte de l’inattention, à la situation hypnotique permanent du scroll sur les réseaux sociaux. Nombre de librairies ont ouvert leur porte ces derniers mois à Paris. Je pense à celle de Saint-Laurent, dotée d’une galerie d’art, qui vend aussi des vinyles, rue de Babylone. Lors du lancement du livre des 10 ans de Jonathan Anderson chez Loewe, il y avait une file d’attente interminable. Vendu 350€, en précommande – la condition pour pouvoir entrer-, clairement, il n’y avait pas de badauds. Paris redevient la ville des librairies. Au passage, Ephemera, la librairie que j’ai créée en 2024, a été élue meilleure librairie de mode et d’art par Numéro Magazine. Je vois au quotidien l’intérêt que les livres provoquent chez les jeunes. J’observe aussi l’intérêt des maisons de luxe pour leurs archives, elles avaient oublié cette force. D’ailleurs, nous lançons le premier prix Ephemera du livre de mode en juin 2025 avec un jury international.
Le luxe s’empare-t-il de plus de fond pour contrer la légèreté des influenceurs ?
Les bons ambassadeurs du luxe, sur les réseaux, ceux qui tirent leur épingle du jeu, sont des gens qui tiennent des propos de fond, des analystes, des experts. Car le luxe, c’est de l’expertise : couture, métiers d’art, savoir-faire, etc. Si Dior lance un restaurant, la marque demande à son chef de plonger dans ses archives pour retrouver les plats préférés de Christian Dior. Je pense qu’on va voir de plus en plus de biopics sur le luxe, mais aussi des documentaires, des expositions de mode dans les musées, à l’image de « Louvre Couture » qui se tient jusqu’au 21 juillet 2025 dans le plus important et le plus beau musée du monde !
Qu’est-ce qu’on peut considérer comme disruptif dans le luxe aujourd’hui ?
Etre dans l’air du temps sans avoir tous les stigmates de l’époque. S’engager en suivant ses propres valeurs. Ne pas forcément jouer le jeu des followers, ne pas servir des fraises en hiver, faire des choix. Le luxe ne doit pas se laisser commander. Je pense au succès d’Hermès : ce n’est pas parce qu’ils ont les meilleurs influenceurs, c’est grâce à une façon d’être, un ensemble de valeurs sûres, hyper rassurantes. Même s’ils se modernisent et qu’ils sont dans l’ère du temps, ils ne basculent pas dans tous les stigmates de l’époque, sans être conservateurs pour autant. Le luxe, c’est aussi une sorte de fermeté, ce n’est pas de déroger à toutes les tendances, ni de faire n’importe quoi. Il faut que les choses aient un sens. Il faut suivre son temps, sans faire n’importe quoi.
Quels sont les nouveaux codes du luxe ?
Avoir de l’esprit. Avoir de la conversation, des références, ça n’a pas de prix. A Paris, il y a aussi les diners, pleins de bonnes manières et de conversation. Les diners en ville, ça c’est parisien, ça c’est luxe. Et pour moi, les restaurants ne peuvent pas se calquer sur le modèle new-yorkais avec deux services. Une table de 19H à 21H, c’est l’enfer et ça ne peut pas être toléré à Paris. Les américains ont l’habitude, ils font des business dinners en 1H, des déjeuners en 30 minutes. Pourquoi ça nous agace en tant que français ? Le diner en ville, c’est typiquement parisien, être invité à la table de quelqu’un, s’y éterniser, reprendre un verre, tenir salon. La table c’est le luxe à la française, elle y a ses lettres de noblesse. On y rencontre des gens, il y a l’idée de cooptation aussi et celle de l’invitation. Cette idée du temps, c’est du luxe. Une soirée peut dire une nuit, car le luxe, c’est se libérer du temps, c’est ne laisser aucune place à ce qui n’apporte rien de confort ou de drôlerie.
Cela croise une forte envie de notre époque : que les choses aient du sens…
Encore une fois « Old money versus new money », l’adage n’a pas tant changé. C’est la référence, l’éducation, la culture, qui prédomine. Prenons les fleuristes, par exemple. Ce n’est plus très adapté d’offrir un bouquet hors de prix et hors saison. Regardez Castor Fleuriste : s’il propose une racine, c’est la bonne. On peut faire venir par avion une plante tropicale, mais ce n’est pas très chic. Le luxe – même s’il a quelque chose d’intemporel et un héritage – ne doit jamais être ringard. Il doit s’inscrire dans l’ère du temps. Aujourd’hui, les tulipes d’Amsterdam, les fleurs tropicales, ne le sont plus. A Paris, c’est aussi d’avoir plus de ‘savoir-être’ parce que potentiellement on a les gens capables de juger ça.
Les parisiens et le luxe, c’est une longue histoire d’amour, n’est-ce pas ?
Cet héritage, ces codes, passent de génération en génération, se transmettent. Nous sommes des habitués du luxe à Paris. Ce n’est pas nouveau pour nous. Dans le design, il y a un vrai retour à l’argenterie, la porcelaine, aux verres en cristal. Les grands gagnants sont ceux qui restent attachés à leur valeur mais se réinventent au quotidien, comme Christofle avec son logo revu par Ramdane Touhami. Tous ces éléments qui pouvaient sembler désuets font leur retour mais ce n’est pas juste du vintage, c’est que ça nous a manqué ! Le restaurant étoilé trop design où il n’y a plus la nappe blanche, fini. On veut la nappe blanche. A Paris, on n’attrape pas les mouches avec du vinaigre, en tout cas pas les parisiens. Le parisien, s’il est mal reçu dans un lieu, n’y remettra plus les pieds, et ne le suggérera pas à son réseau international quand il lui rendra visite.
Quel est le secret du lien entre Paris et le luxe ?
Paris n’est pas une ville musée, mais une ville réellement ancrée dans le luxe, c’est dans son ADN. Ce n’est pas une ville de malls, on a nos bibliothèques, nos archives, notre expertise. Aujourd’hui, les autres territoires du luxe viennent chercher cela à Paris : du talent, des gens qui ont de l’expérience, de la mémoire, une histoire. Une maison de luxe ne se construit pas sur un buzz et de l’argent. L’argent ne suffit pas. Créer une marque de luxe, ça ne marche pas comme ça. Il faut le terreau, il faut l’histoire. Paris a l’histoire, on la retrouve dans ses murs. Elles sont solides parce qu’elles sont ancestrales ; les autres, ça va ça vient. D’ailleurs, je vois plus des marques oubliées renaitre de leur cendre que de nouvelles se créer. Quand on parle d’une « jeune » marque, en réalité, elle frôle la dizaine d’années : Jacquemus a 15 ans – et encore c’est une anomalie, dans le sens où c’est allé très vite, Marine Serre a 8 ans, Coperni, 12 ans.
L’implantation du luxe a-t-elle changé à Paris ?
Avant, le luxe était condensé dans le triangle d’or. Aujourd’hui je trouve que le luxe réunifie la ville, réconcilie la rive droite et la rive gauche. La librairie Saint Laurent Babylone se trouve rive gauche. Il est possible de faire un parcours de luxe en quadrillant la ville de l’est à l’ouest : le Marais pour les galeries, le triangle d’or, la rive gauche pour son attachement au monde littéraire, aux antiquaires.
Quels sont les règles d’or du luxe à Paris ?
Les parisiens ont une longue relation intime avec le luxe. Le véritable client du luxe/ L’adepte du luxe à Paris est très raisonné, il ne fait pas tout et n’importe quoi. Il n’est pas prêt à tout. Il fait très attention au point de vue de ses pairs, à la façon dont il est perçu. Ce n’est pas de la conformité, mais le regard des autres est important. A Paris, on n’arrive pas en Lamborghini rose fuchsia. Ce n’est pas l’incarnation du luxe à Paris, même si ça peut l’être dans une autre destination. Il y a une certaine forme de réserve, de discrétion. Le luxe parisien n’est pas exubérant, il n’est pas excentrique. A Londres, l’excentricité fait partie de l’ADN. Je reviens d’un voyage en Asie où j’ai étudié les malls de luxe, et ils n’ont rien de raisonnable. L’ambiance est plutôt ‘tout feu tout flamme’. En France, on prône l’harmonie. Et même si la cour royale française était la plus clinquante de toutes, depuis le règne de la bourgeoisie au XIXe siècle, on est revenu à une forme d’austérité qui impose l’harmonie, l’assorti. Regardez-les parisiennes, elles ont ce chic, ce je ne sais quoi plein de charme avec trois fois rien ! Il peut y avoir de la fantaisie mais ce n’est jamais excentrique, sinon on est hors-jeu. Et pourtant la parisienne est toujours moderne, sexy, classe… elle est toujours l’incarnation du luxe à la française.